Le Petit Prince du clocher
Nous avons rendez-vous pour rejoindre le “Toit du monde” genevois : la Flèche, le point le plus haut de la Cathédrale Saint-Pierre, entre les tours Nord et Sud. Pourquoi viser cet Everest qui domine mon village ? Car ce défi architectural de couleur verte, qui a poussé au fil des Siècles, abrite le carillon. Un instrument à part, dont le son n’est pas celui des grandes cloches des tours. Le carillon, c’est le carillon ! Il a le son d’une boîte à musique géante, et physiquement il en a aussi le squelette, d’une complication extrême. Cet instrument particulier est actionné par Vincent, 46 ans, au moyen d’un petit clavier qui met en route 37 cloches de divers formats, destinées à produire les sons les plus surprenants. La plus grosse de ces cloches date carrément de 1460. Et quand je qualifie les sons de “surprenants”, je pèse mes mots.
Vincent Thévenaz, Petit Prince du clocher de Saint-Pierre, m’ouvre les portes de son univers magique
J’ai découvert les sons inattendus dont est capable le clocher de mon village pendant le confinement. Oui, déjà cinq ans, et ils m’ont marqué à jamais. Une après-midi, en ouvrant ma fenêtre, je n’ai rien compris. Que se passait-il ? J’entendais “Champs-Elysées” de Joe Dassin et ça venait de la Cathédrale. Quoi ? Joe Dassin depuis la Cathédrale ? Sensation indescriptible. D’un côté, l’angoisse sourde d’un monde arrêté sans aucune visibilité sur l’avenir, qui a emprisonné ses populations, de l’autre, une mélodie joyeuse et connue de tous qui fendait l’air de la Cité de Calvin avec insouciance, depuis un lieu inattendu. Un décalage complet. Le lendemain, cela recommençait avec d’autres chansons : “Oh la belle vie” de Sacha Distel, “Les moulins de mon coeur” de Michel Legrand, “Viva la vida” de Coldplay, et j’en passe. Autrement dit, le clocher sait chanter et je vous jure que ça fait quelque chose. Tous les soirs, je me mettais à ma fenêtre pour guetter une mélodie. Le confinement devenait encore plus surréaliste, mais infiniment plus doux. Fin du confinement. Il fallait que je mène l’enquête. Qui jouait ? Et, surtout, comment est-il possible qu’un clocher qui a tutoyé les Siècles ait le pouvoir de ressembler à Radio Nostalgie ?
C’est ainsi que j’ai découvert que le carillonneur, qui a sublimé nos quotidiens pendant la crise Covid avec ses notes légères, n’était autre que Vincent Thévenaz, une pointure de la musique, qui porte deux casquettes : celle d’organiste de la Cathédrale Saint-Pierre pour l’Eglise protestante genevoise depuis 2018 et celle de carillonneur pour la Ville de Genève depuis 2012, donc bientôt treize ans. En plus de ses nombreuses autres activités. Car Vincent est également Professeur à la HEM (Haute Ecole de Musique). Il vit musique, parle musique, respire musique. Cet être lumineux a du talent. Et il sait partager sa large culture avec simplicité. Un vrai Petit Prince. La crise Covid est loin et désormais, on ne peut entendre la Cathédrale en mode Radio Nostalgie que les mois de juillet et août, les samedis. Un régal. Il me fallait vraiment raconter que le clocher de mon village sait enchanter avec les tubes les plus célèbres.
J’ai voulu tout savoir. Et tout voir. Il m’a donc donné rendez-vous alors que la Cathédrale est encore fermée au public. Après avoir ouvert les grilles de celle-ci, Vincent ouvre une petite porte sur le côté, son entrée des artistes. Lui seul peut accéder jusqu’à la pointe de la Flèche, et cela passe par divers escaliers et paliers, les uns plus impressionnants que les autres. On voyage du XVème au XIXème siècle, entre pierres, poutres, et armatures en fer. Premier palier, je souris comme une gamine en pleine chasse au trésor : le mot “Orgue” est gravé sur la porte. Pas encore arrivés, le carillon, c’est encore plus haut. Très haut. On monte, on avance, on traverse la forêt de poutres de la Cathédrale Saint-Pierre, et des toiles d’araignée dignes d’un film de Harry Potter. Pendant ce temps, Vincent me raconte l’histoire des lieux. J’ai un moment de vertige autant physique qu’intellectuel lorsque je réalise que je suis en train de marcher au-dessus des immenses voûtes de la nef. Il me rassure, il a également été impressionné la première fois. Par moments, j’ai peur de me casser la figure car certains passages sont très sombres, d’autres ont des marches avec des inclinaisons comprises entre 45 et 63 degrés. Ne pas perdre pied, avancer, rejoindre le carillon. Quelle étrange et fantastique randonnée !
« Même quand on est enfermé ici, on sent s’il y a des gens, en bas sur la place, qui écoutent »
Avant d’arriver à bon port, je vois le carillon de 1931 qui prend la poussière dans un coin. Le tout premier qui date de 1749 est aujourd’hui conservé au Musée d’Art et d’Histoire (MAH). L’actuel surprend car son clavier est vraiment petit, comme une sorte de demi piano. Il doit faire à peine un mètre de large mais, il en a sous le pied. Quand Vincent se met à jouer “Carmen”, j’entends les cloches au-dessus de notre tête s’agiter en respectant la partition. Les sons transpercent mon corps et les notes fusent jusqu’à loin à la ronde. Immersion totale dans un monde à part. A côté du clavier, il y a un squelette géant de boîte à musique, grand comme une Fiat 500, qui sonne allègrement les quarts d’heure pour les habitants du village. Quand les mouvements s’enclenchent, on ne s’entend plus. Pause. Bon, Sacha Distel, ça se passe comment ? Depuis le clavier où chaque touche actionne une des 37 cloches du carillon cachées dans la Flèche. Il suffit de jouer la mélodie. “Viens, je te les montre !” Vincent ouvre une trappe et on se hisse dans la pointe de la Flèche de la Cathédrale Saint-Pierre. Jamais vu autant de cloches de ma vie. Des petites, des moyennes, et la grande de 1460 avec son marteau de 30 kg. Il y a des cloches partout, serrées les unes contre les autres, et entre elles, une vue grandiose, car on est vraiment dans le ciel ! Et on voit Genève et le Léman s’enfuir vers l’infini. Je crois que Dieu existe, car je ne suis pas tombée dans les pommes…
Pour accéder au site du Petit Prince du clocher, cliquer ici : Vincent Thévenaz | Organiste